A débattre. Les passagers de la nuit et l'audace formelle au cinéma

Publié le par acariatre

Ciné ClassicLorsque l'on évoque Les Passagers de la nuit (Dark Passage, Delmer Daves, 1948), on évoque systématiquement sa première demi-heure presque intégralement tournée en caméra subjective. Le film rejoint ainsi la liste des films dont, pour une fois, on ne se souvient pas pour l'histoire ou pour les acteurs mais plutôt pour le procédé. A tort ou à raison ?

L'audace comme accroche

Le fait de privilégier une approche novatrice dans la forme n'est pas neutre. Il marque une volonté du réalisateur de marquer l'esprit du spectateur, de créer une interrogation, une intrigue liée à la forme.Il peut aussi parfois revêtir un aspect purement mercantile car il facilite la communication autour du film. Même si bien souvent, ce genre d'audace aurait même plutôt tendance à effrayer ou dérouter le spectateur (Les Passagers de la nuit en est une preuve, j'y reviens)

L'audace formelle comprend également autre risque, celui de retenir l'attention du spectateur au détriment des autres atouts du film : le scénario, la réalisation, le jeu des acteurs, etc.

Au service du film (Les Passagers de la nuit)

Lauren Bacall et Humphrey Bogart. Ciné ClassicPour réellement servir le film, un tel procédé doit donc le servir et non l'écraser. En d'autres termes, il doit être une pierre de plus à l'histoire, apporter un sens supplémentaire, faciliter la lecture.

En ce sens, Les passagers de la nuit est un cas d'école. La caméra subjective du début de film aide à partager le sort et l'évasion du héros, accusé à tort. En masquant le visage du protagoniste principal aux yeux des spectateurs, elle fait de lui un support parfait (car neutre à  l'extrême) pour installer l'histoire. Les différentes scènes de dialogue et de confrontation prennent ainsi un tour extraordinaire en révélant le personnage par le biais des réactions et commentaires de ses interlocuteurs.

La caméra subjective fait également participer le spectateur à l'oppresion vécue par Vincent Parry, obligée de se cacher continuellement. De tous et même du spectateur.

Le fait de ne jamais laisser entrapercevoir le visage du héros obéit aussi ici à un besoin du scénario. En effet, c'est une fois une opération de chirurgie clandestine effectuée que Vincent Parry apparaitra, ce qui permet enfin à Humphrey Bogart de se montrer. C'est d'ailleurs le fait que l'acteur notoire ne soit visible que dans la deuxième moitié du film qui rebutera les spectateurs et en fera un semi-échec à l'époque.

Mais, revu aujourd'hui, le film impressionne en bien par l'ensemble de ses ingrédients et par le climat que cette vue subjective installe, avant de proprement s'effacer. A revoir avec grand plaisir.

Autres exemples

D'autres films font la part belle à un procédé formel. Le projet Blair Witch (The Blair Witch Project, Daniel Myrick, Eduardo Sanchez, 1999) [merci niko13] adopte, par exemple, celui d'une caméra "dans le film"(qu'on pourrait qualifier de caméra "diégétique" par analogie au son). Le film se sert pleinement de cet artifice formel pour installer une ambiance et un effroi d'autant plus vécu qu'il est partagé directement avec les acteurs.

Dans un autre style, Memento (Christopher Nolan, 2000) utilisait là aussi un procédé formel innovant en faisant découvrir au spectateur l'histoire à l'envers, manière de lui faire partager la vision de son héros principal douté d'une mémoire éphémère.

Abus et limites du procédé

Le cas du procédé utilisé par Le Projet Blair Witch a fait des émules parmi les films visant un public adolescent : Cloverfield, Rec. ou Diary of the dead par exemple. Sans doute parce qu'il permet à la fois un tournage pour un budget réduit, une efficacité narrative accentuée et surtout qu'il entre en résonance avec l'essor de la vidéo amateur telle que l'ont popularisé les sites comme YouTube ou DailyMotion.

Mais le procédé n'est (heureusement) pas tout et pour un film réussi sur un tel pari, on n'en compte des dizaines qui tentent seulement de reprendre forme en en oubliant les autres ingrédients. Ceux là seront oubliés bien vite quand les premiers gagneront leur place dans la culture collective comme " tu sais, le film où on voit tout à la place du héros "...

Exemples de films et de procédés

(sans prétention d'exhaustivité aucune)

  • la vue subjective
  • la chronologie "bouleversée"
    • Pulp Fiction (Quentin Tarantino,1994) et les suivants ;
    • Memento (Christopher Nolan, 2000) ;
  • le plan séquence
    • La Corde (Rope, Alfred Hitchcock, 1950) ;
    • L'Arche russe (Russkij kovcheg, Alexandre Sokourov, 2002) ;
  • la caméra "dans le film"
    • C'est arrivé près de chez vous (Remy Belvaux, André Bonzel, Benoît Poelvoorde, 1992) ;
    • Le projet Blair Witch (The Blair Witch Project, Daniel Myrick, Eduardo Sanchez, 1999)
    • Cloverfield (Matt Reeves, 2008) ;
    • Rec. (Paco Plaza, Jaume Balagueró, 2008) ;
    • Diary of the Dead (George A. Romero, 2008) ;
  • Le tournage "nature"
    • les films du Dogme : Festen (Thomas Vinterberg, 1998), Les Idiots (The Idioterne, Lars von Trier, 1998) etc. (liste sur Wikipedia) ;
  • vous en connaissez d'autres ?


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L
Merci nikko13, je n'ai pas vu ces deux films mais je vais m'y employer au plus vite !<br /> <br /> salut Simon, Matrix a effectivement inventé sa "pâte" avec ce procédé formel du "bullet point" mais il est finalement utilisé de manière plutôt anecdotique, en artifice plutôt qu'en pilier.
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N
Moi j'ai envie de citer "Strange days", excellent film de la non moins excellente Kathryn Bigelow. Quelques séquences en caméra subjective valent le détour. <br /> <br /> Autre merveille, signée Philippe Harel (du temps ou il tournait de bons films) : La femme défendue. En caméra subjective de A à Z. Brillamment écrit et très juste pour qui a connu un dépit amoureux aussi puissant que la naissance du sentiment.
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S
Tu aurais pu ajouter aussi le cultissime Matrix avec les séquences ralenties "à la Matrix " procédé repris depuis partout y compris dans l'univers des jeux vidéos ! <br /> "tu sais le film où les scènes d'action sont filmées au ralenti, mais si ! même qu'on voit les balles avancer !"
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